remarques...

From: guerreau (guerreau@msh-paris.fr)
Date: Sat Jan 30 1999 - 16:46:37 MET


Chers Collègues,

Etant médiéviste, plus très jeune, et n'ayant de compétences statistiques
que celles que j'ai acquises sur le tas et par auto-formation (à part
quelques stages de FP du CNRS, dont on ne vantera jamais assez les mérites),
j'ai la forte impression d'être l'intrus qui prend le train en marche. Mais
cette ancienneté m'a permis de balayer un très large spectre de types de
données (eh oui, l'histoire médiévale est bourrée de données quantitatives
!) et, par dessus le marché, de travailler avec des collègues archéomètres
venant de la chimie ou de la géologie, qui m'ont appris beaucoup.
Une chose me semble archiclaire : dans la quasi-totalité des cas que j'ai
observés, des analyses multi-dimensionnelles conduites avec un minimum
d'imagination aboutissent à des conclusions extrêmement riches et
novatrices. Mais à une condition absolue : il faut, dans la même tête, des
compétences en statistique et des compétences en histoire médiévale. Mettez
dans la même pièce un médiéviste et un statisticien, même de très bonne
volonté l'un et l'autre, il n'en sortira rien. Et c'est cette remarque qui,
à mes yeux, explique le fabuleux succès de l'équipe lyonnaise : de très bons
écologistes qui sont en même temps de très bons statisticiens (même si, dans
le travail concret s'opère empiriquement une division partielle du travail).

La question de l'avenir d'ADE-4 débattue en ce moment sur le forum du même
nom me semble particulièrement intéressante, en soi et s'agissant de cette
situation précise, mais aussi dans la mesure où elle a une portée bien plus
vaste. Voici donc quelques remarques :

1. les travaux effectués jusqu'ici, qui ont abouti à l'état actuel d'ADE-4,
ont été conduits avec une rigueur et une efficacité en tous points dignes
des plus grands éloges. Il faut souligner que les choix principaux ont été
les meilleurs possibles : a) possibilité d'utiliser les programmes sur toute
machine (mac et pc) ; b) documentation très abondante et claire ; c)
gratuité totale. Les intervenants sur le forum ont tous insisté sur ces
avantages, et sur les inconvénients graves qui résulteraient nécessairement
de l'abandon de l'une ou l'autre de ces options. J'appuie cette idée sans
réserve.

2. l'idée que ce logiciel n'aurait pas eu le succès mérité résulte d'une
illusion courante, dont le démontage est assez aisé. Les lecteurs du Monde
auront peut-être aperçu, dans le numéro du 15 janvier dernier (p. VI), cette
phrase : " Aujourd'hui, les grosses ventes vont aux grandes bêtises
couronnées de petites vertus ". Cette considération ne vise pas les
logiciels, mais les ouvrages de philosophie. Mais, malheureusement, chacun,
dans son domaine, s'aperçoit de la portée universelle de la proposition. La
diffusion pratique d'un logiciel n'est nullement pas proportionnelle à sa
qualité et à son intérêt, sinon il faudrait admettre que Word est le sommet
absolu, ce qui serait tout de même un peu dur à avaler. Le caractère très
général de la proposition qu'on vient de mentionner résulte essentiellement
du processus galopant de " marchandisation " de notre société. D'un autre
côté, il ne faudrait sans doute pas non plus négliger le fait que vous ne
connaissez qu'une fraction minime des utilisateurs d'ADE-4, situés aux
quatre coins de la planète, dans des situations et dans des domaines
totalement inattendus. Ici, au contraire, il s'agit du cœur du processus
scientifique : on invente, on découvre, on le fait savoir, mais sans
attendre le moindre retour direct. C'est cette structure d'échange très
spécifique qui fait qu'on peut parler stricto sensu de communauté
scientifique. Ce serait une catastrophe absolue pour la science que les
scientifiques renoncent à cette manière d'agir.

3. des éléments d'amélioration ponctuelle sont certainement envisageables.
Par exemple, les capacités graphiques (au passage, je note que Corel
récupère parfaitement les fichiers *.wmf et permet de les retravailler
commodément). Sur cette question des graphiques, une enquête sur les
desiderata les plus fréquents, au travers du forum, permettrait, peut-être,
de mieux cibler les modifications les plus utiles. Pour la diffusion, un
livre + CD permettrait à tout coup une meilleure " visibilité " (si tel est
l'objectif visé) ; faire en sorte que des liens avec le site de Lyon
apparaissent plus souvent serait sans doute aussi un moyen, peu onéreux, de
faire connaître le logiciel. Peut-être aussi le déposer sur un ou plusieurs
sites-miroirs.

4. le problème des passerelles entre logiciels n'est pas une nouveauté.
Créer une passerelle, c'est fort bien, mais à condition que cela ne devienne
pas un cordon ombilical. Un des intérêts majeurs d'ADE-4 est justement
d'être autosuffisant. Ce serait une erreur et une faute de renoncer à ce
caractère. Au demeurant, je ne vois pas de motif clair de préférer SAS, SPSS
ou Splus. Je ne suis d'ailleurs pas certain que ces usines à gaz soient
indispensables ailleurs que dans les grands instituts de statistique (ou
dans les bureaux des prévisionnistes des banques et du commerce). Ces outils
ont deux inconvénients majeurs dans le cadre de la recherche scientifique :
a) ils sont bourrés de boîtes noires, c'est-à-dire d'algorithmes non
identifiés dont les résultats ne sont donc pas interprétables avec netteté ;
b) on ne peut rien modifier, et chacun a déjà rencontré un grand nombre de
fois des options ou des valeurs par défaut qu'il aurait absolument voulu
modifier, ce qui se traduit soit par l'abandon, soit par un biais gênant,
soit par l'écriture à nouveaux frais d'un " bout de programme " destiné à
effectuer précisément l'opération souhaitée.
Dans ces conditions, je pense que la remarque d'Agustin Lobo relative à
XploRe est frappée au coin du bon sens. Si, comme il semble, une institution
scientifique européenne solide s'emploie à l'élaboration et à la diffusion
d'un logiciel statistique et graphique gratuit (ou, à la rigueur, shareware
bon marché) incorporant au surplus une grande quantité de procédures
résultant des plus récents développements de la recherche, je me demande
comment il serait raisonnablement possible de ne pas considérer comme
prioritaire l'exploration d'une éventuelle coopération. (Au passage, je
signale l'existence de WINBASP, shareware allemand très bon marché, destiné
aux archéologues, qui fait d'excellentes analyses factorielles).

5. au CNRS comme ailleurs, les choix résultent en grande partie d'une
considération de la situation actuelle et d'anticipations plus ou moins
solides sur les évolutions prochaines. Il est d'une indigente banalité de
rappeler que ce genre d'exercice est spécialement périlleux dans le domaine
de l'informatique. Un des traits les plus frappants de la situation actuelle
est la chute des prix des machines et l'augmentation de leurs capacités. On
trouve pour 5000F des configurations nettement plus puissantes que des "
stations " à 50000F de la fin des années 80. Ce qui rend assez logique
l'usage sur ces machines de systèmes jadis réservés aux fameuses stations,
avec la possibilité de choisir au démarrage. Ou, pour être plus clair :
l'avenir de LINUX n'est probablement pas seulement un fantasme. Etant donné
la stratégie jusqu'ici adoptée (à très bon escient) par l'équipe lyonnaise,
l'entrée d'ADE-4 dans la catégorie du logiciel libre me semblerait pour le
moins logique, ce qui assurerait à cet outil remarquable plus de souplesse,
une beaucoup plus large diffusion, des développements ramifiés et/ou
coopératifs probablement fort importants. Non sans risques, bien sûr. A cet
égard, je serais très curieux de connaître les divers points de vue
disponibles sur la nature et le degré de ces risques. Sinon, je ne vois que
deux possibilités : le maintien (pour combien de temps ?) d'une structure
locale, ou la fusion plus ou moins favorable dans tel ou tel paquet commercial.

Très très cordialement.

Alain Guerreau

Centre de Recherches Historiques- CNRS
54 boulevard Raspail 75006 Paris



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