UsageRight

English version

Aspects historiques : comment des chercheuses et chercheurs, programmeuses et programmeurs, ont tenté de protéger les résultats de leur travail contre des usages qu'ils réprouvent

Introduction

La proposition du "usageright" s'inscrit dans une histoire hétéroclite de tentatives pour limiter la portée de résultats scientifiques pour des raisons politiques ou morales. La collection d'histoires présentées ici n'est pas exhaustive, elle est issue des connaissances actuelles des auteurs de cette page, glanées sans méthode. Contactez-nous si vous en connaissez d'autres. Les histoires sont classées par ordre chronologique.

Harry Steenbock et la synthèse de la vitamine D

Selon Rima D. Apple, dans "Patenting University Research: Harry Steenbock and the Wisconsin Alumni Research Foundation" (Isis 1989), Harry Steenbock fut l'inventeur d'un procédé de synthèse de la vitamine D en 1924 à partir de l'exposition de certains acides gras aux ultra-violets. Les raisons pour lesquelles il a tenu à breveter son invention ne sont pas seulement pécunières. Ayant grandi dans une famille d'éleveurs du Wisconsin, producteurs de beurre, Steenbock pensait que son invention pouvait bénéficier aux producteurs de margarine au détriment des producteurs de beurre, car la vitamine D est présente naturellement dans le beurre mais pas dans la margarine. Un procédé de synthèse pourrait faire rivaliser les qualités nutritives de la margarine avec celles du beurre, et nuire à une industrie à laquelle il tenait. Il semblerait que son brevet ait eu pour but d'empêcher l'usage de son invention avec des conséquences qu'il jugaient nuisibles.
Source : Rima D. Apple, Patenting University Research: Harry Steenbock and the Wisconsin Alumni Research Foundation, Isis 1989

Joliot-Curie, la bombe atomique et la grève

La première réaction de Frédéric Joliot-Curie à l'explosion de la bombe atomique à Hiroshima le 8 août 1945 fut de tenter de faire reconnaitre sa contribution dans son élaboration. Le 8 août 1945, l'Humanité titrait en une "La bombe atomique a son histoire", en précisant "Les travaux du professeur Frédéric Joliot Curie ont été d'un appoint énorme dans la réalisation de cette prodigieuse conquête de la science". Le 9 août 1945, le Figaro rapportait cette dépêche de l'AFP : "M. Joliot-Curie fait de Paimpol la communication suivante: L'emploi de l'énergie atomique et de la bombe atomique a son origine dans les découvertes et les travaux effectués au Collège de France par MM. Joliot-Curie, Alban et Kowarski en 1939 et 1940. Des communications ont été faites et des brevets pris à cette époque". Mais le 13 septembre 1945, ayant comme beaucoup réalisé l'immense coût humain entraîné par la bombe, Frédéric Joliot-Curie écrivait qu'"Il n’est pas bon que la question soit discutée uniquement par des hommes d’état, entre M. Truman et M. Attlee : les hommes de science ont leurs responsabilités." "qu’un organisme international de contrôle soit chargé de veiller sur la grande invention et qu’un conseil de sécurité soit constitué avec un comité consultatif qui lui permette de s’entourer des avis de tous les spécialistes." "Si les savants sont en désaccord avec la politique de leur gouvernement relative à l’usage de leurs inventions, disait-il, ils devraient se mettre en grève pour obtenir gain de cause". La grève, donc le refus de construire plus de savoir, est donc envisagée par Frédéric Joliot-Curie pour empêcher les politiques d'utiliser du savoir produit antérieurement. L'idée de la grève, ou au moins un "moratoire" sur la production de savoir, est symétriquement utilisée par Glavovic et ses co-auteurs, dans "The Tragedy of Climate Science", pour ne plus produire de savoir tant que le savoir déjà produit n'est pas plus utilisé par l'action politique.
Sources :
Michel Pinault, Frédéric Joliot-Curie et l’arme atomique, AFIS, 2004 https://www.afis.org/Frederic-Joliot-Curie-et-l-arme-atomique
Bruce C. Glavovic, Timothy F. Smith & Iain White (2021) The tragedy of climate change science, Climate and Development, DOI: 10.1080/17565529.2021.2008855

Grothendieck et la démission

Ayant pris conscience de l'utilisation possible du savoir produit, alors même que l'esprit dans lequel il est produit est éloignée de toute espèce d'application, Alexandre Grothendieck, mathématiciens du XXe siècle, décide de ne plus produire que ce qui lui permet de subsister, et de ne plus publier de mathématiques. Il enjoint ses collègues à se poser la question de l'arrêt collectivement décidé des recherches scientifiques en raison de leur utilisation et de leurs conséquences. Cette proposition peut ressembler à celle de la grève de Frédéric Joliot-Curie, mais ne semble pas équivalente. Il est différent d'employer la grève comme moyen de pression sur ses employeurs, et la décision de ne plus produire par jugement moral sur les objets qu'on produit.
Source : Allons-nous continuer la recherche scientifique ? Alexandre Grothendieck, Dans Écologie et politique 2016

Jeremy Rifkin et les chimères

En 1998, l'économiste Jeremy Rifkin et le biologiste Stuart Newmann faisaient savoir par voie de presse qu'ils tentaient de déposer un brevet sur l'élaboration d'organismes chimères humains et non-humains par mélange de cellules. Les deux scientifiques ne voulaient pas exploiter l'invention et en recevoir des subsides, comme l'esprit du brevet le voudrait, mais interdire l'exploitation de cette invention. Au-delà de l'instrument juridique choisi, car leur demande à l'office des brevets américains n'a pas abouti finalement, l'intention était d'alerter l'opinion publique sur les possibilités potentiellement inacceptables, selon eux, offertes par l'état des technologies.
Source : Corinne Bensimon, Course contre les monstres. Deux Américains demandent un brevet sur la création de chimères humaines Libération 21 avril 1998.

Gangolf Jobb et les migrations

Gangolf Jobb est un programmateur logiciel allemand, et est l'auteur d'un logiciel performant pour la construction d'arbres phylogénétiques à partir de séquences génétiques. Ce logiciel a été publié dans la revue BMC Evolutionary Biology et cité plusieurs centaines de fois, utilisé par des dizaines d'équipes différentes dans le monde entier. Mais Gangolf Jobb, n'arrivant pas à trouver d'emploi stable dans sa ville, en conçoit une frustration qui se cristallise en une idée politique difficile à cerner : tout le monde devrait trouver un travail et une vie décente à l'endroit où elle est, personne ne devrait être obligé de migrer. La crise migratoire que connaît le monde actuellement serait, selon lui, causée par de mauvaise politiques obligeant les individus à changer d'endroit pour s'assurer une vie décente. Il faudrait donc décourager les migrations, et en particulier en n'accueillant plus des réfugiés. Pour faire correspondre son travail scientifique et son idée, il décide de refuser la licence d'utilisation de son logiciel de phylogénie aux ressortissants de pays accueillant des réfugiés. Le journal BMC Evolutionary Biology rétracte son article, en prétextant une violation de sa politique d'ouverture de la science. On peut soupçonner, sans en être certains, que la raison politique du refus de licence a joué autant que le soutien de la science ouverte pour les éditeurs.
Source : BMC retracts paper by scientist who banned use of his software by immigrant-friendly countries, sur le site Retractionwatch https://retractionwatch.com/2015/11/11/bmc-retracts-paper-of-scientist-who-banned-use-of-his-software-by-several-countries/

Ethical Source

Coraline Ada Emke est une programmeuse de logiciels en libre accès, militante de l'ouverture, des droits humains et de la justice sociale. Quand elle s'est aperçue que des logiciels libres pouvaient servir à des fins qu'elle réprouvait, en particulier pour faire de la discrimination, elle a conçu une licence "éthique", baptisée "hypocrate", qui interdit l'usage de ses logiciels à des fins contraires aux droits humains. Depuis les "licences éthiques" ont essaimé, et il en existe qui refuse l'usage des logiciels à des fins violentes, contraires à l'écologie, une licence anticapitaliste, des licences à réciprocité, etc. Il existe aujourd'hui une structure, l'Organization for Ethical Source, chargée de promouvoir les aspects éthiques de la diffusion logicielle.
Sources :
https://ethicalsource.dev/
https://contributivecommons.org/licences-a-reciprocite/
https://anticapitalist.software/

Pour une politisation des sciences

L'instrument juridique de protection des résultats scientifiques contre des usages destructeurs ne vise pas qu'à établir un barrage entre la science et les applications. Ce barrage est même sans doute illusoire, car la science est faite, organisée, structurée pour ces applications et construire ce barrage, c'est quasiment lui retirer sa raison d'être. Plutôt que de faire un barrage entre une science faite pour la croissance et la croissance, il serait plus judicieux de transformer la science. C'est le sens par exemple du manifeste "La recherche publique ne doit plus servir à détruire la planète" de l'Atecopol dans Le Monde le 11 mars 2020, ou des nombreux appels à politiser l'activité scientifique venant des "science studies", comme le résume Isabelle Stengers dans son article "Que serait une science responsable?". L'instrument juridique réconcilie les chercheurs, qui n'ont pas conscience du caractère potentiellement néfaste de leur activité, ou qui n'ont aucune prise sur elle en dehors de l'arrêt de leurs recherches, et les militants qui appellent à politiser l'activité.
Source : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/03/11/la-recherche-publique-ne-doit-plus-servir-a-detruire-la-planete_6032632_1650684.html
https://sciences-critiques.fr/que-serait-une-science-responsable/